Poemas

Je crois que je serais resté un poète obscur s’il n’y avait pas eu la manifestation du 8 Mai 1945.



Kateb Yacine

La Rose de Blida

En souvenir de celle qui me donna le jour
La rose noire de l’hôpital
Où Frantz Fanon reçut son étoile
En plein front
Pour lui et pour ma mère
La rose noire de l’hôpital
La rose qui descendit de son rosier
Et prit la fuite
A nos yeux s’enlaidissant par principe
Roulée dans le refus de ses couleurs
Elle était le mouchoir piquant de l’ancêtre
Nous accueillait tombés de haut
Comme des poux en manœuvre
Plus son parfum de plèbe en fleur nous fit violence
Par son mélange dépaysés
Plus elle nous menaça
Du fond de sa transhumance meurtrie
Cueillie ou respirée
Elle vidait sur nous
Son cœur de rose noire inhabitée
Et nous étions cloués à son orgueil candide
Tandis qu’elle s’envolait pétale par pétale
 Neige flétrie ou volcanique
Cendre modeste accumulant l’outrage
Exposée de soi-même à toutes les rechutes
Dilapidée aux quatre vents
Venait-elle dans cette chambre ?
Elle venait.
Amante disputée
Musicienne consolatrice
Coiffée au terme de son sillage
Du casque intimidant de la déesse guerrière
Elle fut la femme voilée de la terrasse
L’inconnue de la clinique
La libertine ramenée du Nadhor
La fausse barmaid au milieu des pieds-Noirs
L’introuvable amnésique de l’île des Lotophages
Et la mauresque mise aux enchères
A coups de feu
En un rapide et turbulent
Et diabolique palabre algéro-corse
Et la fleur de poussière dans l’ombre du fandouk
Enfin la femme sauvage sacrifiant son fils unique
Et le regardant jouer du couteau
Sauvage ?
Oui
Sa noirceur native avait réapparu
Visage dur lisse et coupant
Nous n’étions plus assez virils pour elle
Sombre muette poussiéreuse
La lèvre blême et la paupière enflée
L’œil à peine entrouvert et le regard perdu
Sous l’épaisse flamme fauve rejetée sur son dos
Le pantalon trop large et roulé aux chevilles
Et le colt sous le sein
Avec la paperasse et la galette brûlée
Rarement, avec un soupir, elle retrouvait le collier d’ambre qu’elle mordait plutôt ou triturait, pensive, et brandissant le luth fêlé de son ultime admirateur, Visage de Prison, qui prononçait son nom de cellule en cellule, sans parler de Mourad et sans parler du bagne, sans parler de l’aveugle, un nommé Mustapha, que poursuivait son ombre en une autre prison, lui qui avait pourtant franchi les portes, mais il ne savait pas qu’il était libéré.
Nous n’étions plus alors que sa portée
Remise en place à coups de dents
Avec une hargne distraite et quasi maternelle
Elle savait bien
Elle
A chaque apparition du croissant
Ce que c’est de porter en secret une blessure
Elle savait bien
Elle
En ses seins pleins de remous
Ce qu’était notre fringale
Pouvait-elle
Sillon déjà tracé
Ne pas pleurer à fleur de peau
La saison des semailles ?
Même à sa déchirure de rocaille
Pouvait-elle ignorer comment se perdent les torrents
Chassés des sources de l’enfance
Prisonniers de leur surabondante origine
Sans amours ni travaux ?
Fontaine de sang, de lait, de larmes, elle savait d’instinct, elle, comment ils retomberaient, venus à la brutale
conscience, sans parachute, éclatés comme des bombes, brûlés l’un contre l’autre, refroidis dans la cendre du bûcher natal, sans flamme ni chaleur, expatriés.

Toi, ma belle, en qui dort un parfum sacrilège
Tu vas me dire enfin le secret de tes rires.
Je sais ce que la nuit t’a prêté de noirceur,
Mais je ne t’ai pas vu le regard des étoiles.
Ouvre ta bouche où chante un monstre nouveau-né
Et parle-moi du jour où mon cœur s’est tué !…
Tu vas me ricaner
Ta soif de me connaître
Avant de tordre un pleur
En l’obscur de tes cils !
Et puis tu vas marcher
Vers la forêt des mythes
Parmi les fleurs expire une odeur de verveine :
Je devine un relent de plantes en malaises.
Et puis quoi que me dise ma Muse en tournée,
Je n’attendrai jamais l’avis des moissonneurs.
Lorsque ton pied muet, à force de réserve,
Se posera sur l’onde où boit le méhari,
Tu te relèveras de tes rêves sans suite
Moi, j’aurai le temps de boire à ta santé.

Le cadavre encerclé (excerto)
Je ressens mieux l’oppression universelle
Maintenant que le moindre mot pèse plus qu’une larme
Je vois ce pays et je vois qu’il est pauvre
Je vois qu’il est plein d’hommes décapités
Et ces hommes je les rencontre un à un dans ma tête
Car ils sont devant nous et le temps nous manque pour les suivre

Poussières de Juillet

Le sang
Reprend racine
Oui
Nous avions tout oublié
Mais notre terre
En enfance tombée
Sa vieille ardeur se rallume

Et même fusillés

Les hommes s’arrachent la terre
Et même fusillés
Ils tirent la terre à eux
Comme une couverture
Et bientôt les vivants n’auront plus où dormir

Et sous la couverture

Aux grands trous étoilés
Il y a tant de morts
Tenant les arbres par la racine
Le cœur entre les dents

Il y a tant de morts

Crachant la terre par la poitrine
Pour si peu de poussière
Qui nous monte à la gorge
Avec ce vent de feu

Ainsi qu´un boulet rouge
Aveugle
Sans retour
Quel acêtre abattu t´oublia dans son crâne
Fleur de poussière éclose aux lèvres du Rhummel
Laitance d´enfant sevré

Qui fit pousser nos dents toutes neuves ?

Tant de fois abbatu
L´ancêtre au loin s´obstine
Sa tête
Au fond du fleuve
Et du solei
Détale

Et la tête tranché n´a pas subi d´éclipse
N´a pas cessé de luire ainsi qu´un boulet rouge
Issu d´un autre orage et d´une tribu

N’enterrez pas l’ancêtre
Tant de fois abattu
Laissez-le renouer la trame de son massacre
Il ne renonce pas
À déserter son ombre
L´orphelin de grenade
Mûri en étranger
Ni à faire éclater son coeur entre nos dents
N´enterrez pas l´ancêtre tant de fois abattu
Le cavalier qui gronde et sourit dans son gouffre
Après nous il galope
Rouge et noir jour et nuit
En un renversement amer et lumineux

N´enterrez pas l´ancêtre
Sauvagement abattu
Il ne renonce pas à la lumière 
Ce possesseur des renversements amers de l´iris
Tout près du vieux requin
Qu´habitent ses victimes
Près de l´ancêtre muré vif
Gît le secret de l´être
Atroce inespéré

N´enterrez pas l´ancêtre
Il dort
Sur un tableau de roc
Et il déroule d´autres désastres
Pour les adolescents
Assis sur son coursier
Et il retourne l´un après l´autre
Trops de visages d´enfants précoces
Qui auraient pu être les siens
Il suspend dans l´orage
Le rire de la cascade
Sur le Ruhmmel trahi
Et muet il écoute
Ainsi qu´un ouragan allongé sur sa lance

Mais qu´avons-nous l´un après l´autre à tomber devant lui ?

Pareille au javelot tremblant
Qui le transperce
Nous ramenons à notre gorge

La longue escorte des assassins.


Pour novembre...
Il est des jeunes bras
Qui sont morts
Tendus vers une mère…

Oh ! Les poitrines fortes,

Les poitrines sanglantes
De ceux qui ont battu le fer,
Pour être vaincus par l’argent !...

Et ces morts qui ont battu pour d’autres…

Et ceux qui sont partis en chantant
Pour dormir dans la boue anonyme de l’oubli.
Et ceux qui meurent toujours
Dans la gaucherie des godillots
Et des habits trop grands
Pour des enfants !

Aux soirs tristes

De mortes minutes,
Il est un gars qui tombe
Et sa mère qui meurt pour lui,
De toute la force de son vieux cœur…

Il est des voitures qui geignent

Et aussi des petits héros qui crient
Leur désespoir de pourrir à l’aurore…

Mais les morts les plus à plaindre,

Ceux que mon cœur veut consoler,
Ce sont les pauvres d’un pays de soleil,
Ce sont les champions d’une cause étrangère,
Ceux qui sont morts pour les autres,

ET POUR RIEN !


Nedjma ou le poème ou le couteau
Nous avions préparé deux verres de sang Nedjma ouvrait ses yeux parmi les arbres. 
Un luth faisait mousser les plaines et les transformait en jardins
Noirs comme du sang qui aurait absorber le soleil 
J’avais Nedjma sous le cœur frais fumais des bancs de chair précieuse
-Nedjma depuis que nous rêvons bien des astres nous ont suivis…
Je t’avais prévue immortelle ainsi que l’air et l’inconnu
Et voilà que tu meurs et que je me perds et que tu ne peux me demander de pleurer…
Où sont Nedjma les nuits sèches nous les portions sur notre dos pour abriter d’autres sommeils ;
La fontaine où les saints galvanisaient les bendirs
La mosquée pour penser la blanche lisse comme un chiffon de soie.
La mer sifflée sur les visages grâce à des lunes suspendues dans l’eau telles des boules de peau de givre…
C’était ce poème Nedjma qu’il fallait conserver. 

Nedjma je t’ai appris un diwan tout-puissant mais ma voix s’éboule je suis dans une musique déserte j’ai beau jeter ton cœur il me revient décomposé.
Pourtant nous avions nom dans l’épopée nous avons parcouru le pays de complainte nous avons suivi les pleureuses quand elles riaient derrière le Nil…
Maintenant Alger nous sépare une sirène nous a rendus sourds un treuil sournois déracine ta beauté. 
Peut-être Nedjma que le charme est passé mais ton eau gicle sous mes yeux déférents ; 
Et les mosquées croulaient sous les lances du soleil
Comme si Constantine avait surgi du feu par de plus subtils incendies 
Nedjma mangeait des fruits malsains à l’ombre des broussailles
Un poète désolait la ville suivi par un chien sournois
Je suivis les murailles pour oublier les mosquées
Nedjma fit un sourire trempa les fruits dans sa poitrine 
Le poète nous jetait des cailloux devant le chien et la noble ville… Et les émirs firent 
des présents aux peuples c’était la fin du Ramadhan
Les matins s’élevaient du plus chaud des collines une 
pluie odorante ouvrait le ventre des cactus. Nedjma tenait mon coursier par la bride greffait des cristaux sur le sable
Je dis Nedjma le sable est plein de nos empreintes gorgées d’or ; 
Les nomades nous guettent leurs cris crèvent nos mots ainsi que des bulles
Nous ne verrons plus les palmiers poussés vers la grêle tendre des étoiles
Nedjma les chameliers sont loin et la dernière étape est au Nord ; 
Nedjma tira sur la bride je sellai un dromadaire musclé comme un ancêtre.
Lorsque je perdis l’andalouse je ne pus rien dire j’agonisais sous son souffle il me fallut le temps de la nommer
Les palmiers pleuraient sur ma tête j’aurais pu oublier l’enfant pour le feuillage
Mais Nedjma dormait restait immortelle et je pouvais toucher ses seins déconcertants…
C’était à Bône au temps léger des jujubes Nedjma m’avait ouvert d’immenses palmeraies 
Nedjma dormait comme un navire l’amour saignait sous son cœur immobile.
Nedjma ouvre tes yeux fameux le temps passe je mourrai dans sept et sept ans ne sois pas inhumaine ; 
Fouille les plus profonds bassins c’est là qu’elle coule quand ses yeux ferment les nuits comme des trappes.
Coupez mes rêves tels des serpents ou bien portez-moi dans le sommeil de Nedjma je ne puis supporter cette solitude 

(Este poema foi publicado no Mercure de France, em Janeiro de 1948. Kateb Yacine tinha 18 anos.)